Imaginez le final d’un feu d’artifice sous un ciel étoilé ! Le mortier lance la charge qui monte au ciel pour exploser à l’instant de la délivrance. Les lumières pétillent, émerveillent les yeux. Les détonations secouent les épidermes, font vibrer les tympans !
Les filaments de lucioles se dispersent, chacune vers leurs horizons. Tous applaudissent cet instant et disparaissent dans la nuit noire.
Et j’apparais dans la pénombre, dans l’ombre des peines. Je sonne le glas du jour, de la vie.
Le silence est obscur, en cure d’abstinence d’observations. Ma vision nocturne est sourde. Mon sens olfactif est froid, glacé par les réminiscences de détergents, de gens déterrés, sortis de leur sépulture de labeur.
La laiterie est en sommeil. On entend juste quelques ronflements des cuves réfrigérées. Les néons sont éteints. Les dernières lumières se reflétaient dans les yeux des ouvriers du 2eme poste. Leurs paupières sont maintenant closes.
Les « trois 8 » rythment nos vies. Leur « deux 8 », les postes de jour, et mon 8 à moi, à moi tout seul, ma n’8 !
Ma n’8 blanche, infinie !
Je prends mon temps pour relever la boite postale, pose le courrier sur le bureau de poste, détaille les noms des expéditeurs, des signes de vie. Aucune trace de corbeaux, d’oiseaux de nuit.
C’est le moment de ma ronde dans les travées et couloirs rectilignes. Je l’entame d’un pas lourd et lent, qui s’allège en chantonnant le souvenir de mes premières rondes d’enfance : « Le facteur n’est pas passé, il passera demain, lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche ! » Je me retourne brusquement, rien derrière moi. Aucun courrier à ma destination.
La torche guide mes pas. J’avance, la truffe en avant. Je sais sentir les inopportuns, les malvenus. L’« R » des rôdeurs disparait, mais restent les odeurs !
De retour à mon poste, un œil sur les écrans de vidéosurveillance, mon programme de la nuit, je commence à buller. Je noctambule !
Le sommeil m’agresse, je me défends comme je peux, je résiste !
Ma n’8 blanche, infinie !
Le soleil se réveille, se prépare, je le vois repousser les draps qui le recouvraient. Pour l’instant, ses paupières sont basses. Il plisse ses mirettes. Son regard encore embrumé est oblique. Il dirige ses yeux vers le ciel et se lève doucement.
Tel un phare m’envoyant un faisceau de son foyer de lumière, il me signale la fin de la traversée de cet océan nocturne. Je suis sur le point de rentrer au port, de fixer les amarres sur le quai de celui qui en a marre.
Le personnel de bord arrive, elles sont bientôt sur le pont. Les voici.
Comme chaque matin, elles se plaignent de leurs insomnies encombrées de sombres pensées, d’idées noires exagérées par des ruminations nocturnes indigestes. Je les écoute patiemment, ne rêvant que de rejoindre le lieu de leurs cauchemars.
Comme chaque matin, dès mon départ, elles se plaignent des traces que j’ai pu laisser à mon poste : quelques miettes ou un yaourt laissé dans le réfrigérateur pour le lendemain. Le fantôme de la nuit, leur confesseur du matin, doit être discret, transparent, invisible. Toute empreinte sera suspecte et dénoncée à la hiérarchie.
D’autres avant moi, ont subit leurs témoignages. Ils ont dû quitter leur poste. Je sais que leurs accusatrices angoissent à l’idée qu’ils pourraient revenir, les croiser, se venger…
Je sais que mon temps est compté, qu’à mon tour je vais sortir de la ronde.
Peu importe, je suis lassé de tourner dans ce jeu de chaises musicales, autour d’un seul siège, de cet éternel recommencement où chaque jour on refait la veille.
Je sais aussi qu’à la fin de mon contrat, je vais commencer à exister à leurs yeux. Surtout lorsqu’elles vont tenter de les fermer. Je vais alimenter leurs angoisses, hanter leurs cauchemars.
Leurs n’8 blanches, infinies !
Laurent Podraza
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