Je suis né dans la cité ouvrière de Mont Saint Martin, non loin de l’aciérie où travaille mon père. La région vit, en ce début des années 1970, de la sidérurgie. L’extraction du minerai de fer a un caractère aléatoire. Sa présence sur terre n’est pas naturelle, originelle. Elle n’est due qu’aux impacts de météorites, nombreux au début de la formation de notre système sidéral, origine du mot « sidérurgie ».
Est-ce pour cela que j’ai toujours la tête en l’air ? « Toujours dans la lune » dit ma mère.
Je ne pense d’ailleurs jamais à me couvrir la tête. Quelque soit la météo, ma chevelure brave les éléments, la pluie, la neige, la fumée rouge sortie des cheminées de l’aciérie, remplies de paillettes de fer, qui se déposent sur le sol, les maisons, les voitures, ma toison frisée.
Les copains m’appellent « La Rouille ». Est-ce l’effet conjugué des paillettes de fer et de la pluie sur mes cheveux qui lui octroie cette rousseur ? Jusqu’à même agrémenter mon visage de petites tâches, de points de rouille particulièrement visibles, en dessous de ceux qui me permettent d’y voir, sur mes pommettes d’ivoire.
Ma mère, à la sortie de ses hauts fourneaux ménagers, me dit que comme je brave le froid, les éléments, sans tomber malade, je dois avoir une santé de fer ! Mon père, en spécialiste, précise que la rouille, ce n’est pas bon ! Ca désagrège le fer, le fragilise.
A la télévision, je regarde la série policière « L’homme de fer ». L’enquêteur, Robert Dacier, est dans une chaise roulante. Est-ce mon avenir ?
« La Rouille » a la trouille !
Ma vie d’enfant se poursuit longtemps. Je fréquente l’école du quartier, le collège de circonscription puis le lycée technique régional. J’use mes crampons sur le terrain stabilisé constitué de résidus du crassier dont ils ont décalotté la tête. Lui aussi subit les intempéries sans broncher. On devine le grain de peau de son crane rocheux, son cuir chevelu avec ses pellicules poussiéreuses, usé par le temps, oxydé, d’une rousseur cristallisée qui tranche avec les restes de son manteau neigeux. Il me ressemble, en plus vieux, en plus grand !
Je vois grandir mes copains du quartier, du collège, du lycée, du club de foot. Moi, je reste petit ! Je vois pointer leur pilosité naissante qui met peu de temps à être plus fournie et arborée fièrement en signe de maturité, de virilité. Je dénote assez vite parmi eux. Je représente une image de ce qu’ils ne sont plus. Ils revendiquent leur nouvelle identité et regardent avec condescendance de l’autre coté de cette frontière qu’ils ont traversée.
Et je suis là, différent, seul, encore en gestation, loin de leurs codes et leur langage actuels. Un monde passé pour eux, dont ils se moquent ! Je reste dans mon monde sidéral et ils m’envoient des crasses.
« La Rouille » dérouille !
Même si je dénote, une petite voix aigue, ce n’est pas si grave. Ne faut-il pas simplement chanter juste ? Juste soi même ? Et prendre le temps de savoir qui on est, se tester, trouver sa mélodie, avant de prendre confiance et grandir.
Mon temps d’enfance, de découverte, d’apprentissage s’est prolongé mais ne peut être éternel. L’âge de la majorité approche. Il me faut tout de même toucher de mes pieds les pédales d’une voiture, développer une masse musculaire nécessaire à mes loisirs sportifs, pouvoir répondre à certains regards féminins, devenir crédible pour un employeur potentiel…
Je vois mes chaussettes de plus en plus apparentes sous mon pantalon, ma pomme d’Adam pointer pour tenter une Eve dans mon nouveau jardin d’Eden, mes muscles se sculpter sous les coups de burin de mes courses folles, de mes jeux d’enfance, le poil de la bête apparaitre avec sa part d’animalité…
Je peux maintenant regarder mes « camarades » dans les yeux, sans le souci de devenir leur semblable. Je ne suis que moi, à ma manière, avec la maturité et l’autonomie suffisante pour ne vouloir ni forcément leur ressembler, ni forcément me différencier.
« La Rouille » se débrouille !
La croissance est-elle toujours vertueuse ? Je ne revendique pas la décroissance, mais un certain immobilisme : Prendre le temps, comme ces arbres centenaires à croissances très lentes, dont le squelette, le tronc devient très dense, très dur, comme le fer !
Laurent Podraza
Quelle sagesse dans ta conclusion ! Dommage qu'il faille arriver en milieu de vie pour accepter sa différence (sans plus chercher à la faire accepter par les autres).
J'aime bien la façon dont tu écris, je ne m'attendais pas à autant de fluidité et de liberté de la part d'un prof d'Economie. :-P
Continue de nous enchanter !
Judith