Je fais souvent ce rêve étrange : Sous une pleine lune en veilleuse, les plaques de marbre tremblent et se soulèvent. En sortent des corps décharnés, des squelettes, qui rejoignent l’allée centrale du cimetière.
Ils avancent difficilement, les mécaniques grincent, il manque quelques pièces, des boulons… Certains ont déjà connu la vie sous les écrous, ils vivent maintenant leur mort sans les écrous. Les articulations sont rouillées par le temps, l’humidité, et manquent de lubrifiant, même si par le passé, ils ont fréquenté des huiles. Les roulements sont grippés. Manifestement, ils n’ont pas été vaccinés.
Un d’eux a la mâchoire grande ouverte, coincée, un bout de langue encore bien pendue : « C’est normal de ne pas avoir une démarche assurée, lorsque l’on sort de boite ! » Les côtes de certains s’entrechoquent dans les spasmes consécutifs à leur éclat de rire. Quelques-unes se détachent et sont laissées là, sur le bitume. Elles nourriront les chiens errants. On ne fait pas de vieux os dans le quartier !
Le groupe passe dans le local des cantonniers pour récupérer leurs chasubles, signes de reconnaissance indispensable à leur équipée collective. Ils ouvrent ensuite et franchissent le grand portail de fer forgé, traversent le parking, contournent le rond point du Soldat Inconnu et empruntent l’avenue de la liberté. Elle mène directement au centre-ville. Ils arrivent péniblement sur la place de l’hôtel de ville et se postent là, devant son perron.
Je suis encore dans la salle du conseil municipal. Tout le monde est parti. Je reste seul à égrainer l’ordre du jour, faisant le point sur les débats et les résultats des votes soumis à l’assemblée. J’essaye aussi de synthétiser le programme que je vais proposer pour me représenter aux prochaines élections municipales. Six ans de plus, cela me tente !
Mais il est tard, je dois être fatigué, j’entends même des voix ! Elles viendraient de l’extérieur, à cette heure ? Il faut vraiment que je rentre me coucher !
Quelle n’est pas ma surprise, l’effroi, de me retrouver, en sortant, face à un groupe de squelettes en gilets jaunes qui gesticulent dans une rythmique brouillonne, en tintamarre de castagnettes osseuses mêlant des voix d’outre tombe !
Reprenant mes esprits, ne comprenant rien à leur message, je leur propose de recevoir un de leur représentant pour qu’il m’exprime leurs revendications. L’un d’eux s’avance vers moi. Je le salue, ne sachant pas vraiment comment faire ? Lui tendre la main ? Lui sourire en le regardant dans les yeux, comme si je le reconnaissais ? Je le pratique avec mes électeurs potentiels, lors de mes promenades de campagne. Mais là cela me parait difficile ! Je me contente de le précéder. Je ré-ouvre la porte, la ferme derrière lui, monte l’escalier. Il me suit lentement, hissant sa carcasse incomplète de marche en marche… Je l’attends à la porte de mon bureau et l’installe face à moi, dans le fauteuil de velours rouge qui doit lui rappeler son logis : ossature de bois rustique avec intérieur capitonné.
Il commence à m’exprimer les griefs de ses semblables, leur sentiment d’abandon, alors qu’ils sont des électeurs comme les autres, ou presque ! Il est vrai que ma précédente élection a été très serrée. Les résultats se sont comptabilisés à la dizaine de voix près ! Je les ai donc maintenus sur les listes électorales, mes assesseurs ont validé les procurations leur permettant de voter pour ma liste. Je me disais : « Une quarantaine de voix de plus, cela tombe bien ! ».
Sans l’évoquer ouvertement, il m’envoie à la face le spectre du scandale que feraient les révélations de ces petites malversations électorales.
Il me parle ainsi du fait qu’ils sont domiciliés en périphérie de la commune et que les services publics y disparaissent progressivement, se concentrant sur le centre-ville :
- très peu d’entretien des espaces verts,
- Manque de sécurité,
- plus d’arrêt de bus,
Donc un cadre de vie qui se dégrade, plus de visite, plus de lien social ! Un isolement exacerbé par les politiques actuelles limitant l’usage de la voiture, alors qu’il n’y a pas ou plus de moyens de transport alternatif :
- Trop loin et trop dangereux, en bord de départementale, pour les trajets piétons,
- Pas de pistes cyclables,
- Plus de transport en commun.
Ils se sentent les oubliés de la communauté communale !
Je lui indique qu’il est maintenant difficile d’implanter leurs concessions d’habitat social loti, en cœur de ville. Le foncier y est rare, sans possibilité d’extension et très cher ! Mais j’ai entendu l’expression de leur mal-être.
Je leur propose des mesures de revitalisation sociale de leur « lieu de vie » (je me demande si l’expression convient ?) :
- Affectation spécifique d’un agent des espaces verts municipaux,
- Installation de caméras de vidéosurveillance,
- Réaménagement de l’accès à partir du centre-bourg en créant un trottoir et une piste cyclable en bord de départementale,
- Création d’une ligne de bus gratuite et à la demande pour les visiteurs,
- Participation à la vie locale et citoyenne en étant une force de propositions auprès de ma personne, une sorte de cabinet fantôme qui pourrait notamment être à l’initiative de RIC (Référendums d’idées du Cimetière).
Quelques-unes de ses dents sont encore apparentes, mais je ne sais pas s’il me sourit, s’il est heureux de mes propositions ? Après un petit silence de réflexion, il me dit qu’il en prend note, mais qu’il sait ce que valent les promesses électorales. J’essaye de dissiper ses doutes, de le rassurer en lui signifiant que les travaux vont débuter au plus vite et que l’agent des espaces verts sera affecté spécifiquement à leur territoire dès demain.
Il me salue poliment, prend congés, sort de la mairie et reprend la route vers son domicile, avec sa démarche saccadée. L’ensemble du groupe lui emboite le pas. De la fenêtre de mon bureau, je vois le cortège s’éloigner. Je distingue mal les silhouettes, seules les bandes fluorescentes de leurs gilets jaunes reflètent les lumières de l’éclairage public et des rayons de lune.
Je me réveille, assis à mon bureau, mes avants bras sont croisés sur les dossiers de réaménagement du Plan Local d’urbanisme (PLU) autour de la départementale. Ma tête est posée au milieu. Je me redresse doucement, péniblement, songeant à ce que je venais de vivre… ou de rêver ? Comment savoir ?
Je décide de ne pas prendre de risque et d’appliquer strictement les mesures promises.
Ce qui a été fait, avant et après ma réélection. Le budget investi a été conséquent ! Mais j’ai bénéficié de leur vote, sans scrupule, cette fois-ci ! Des voix chères, qui se sont tues !
EPILOGUE :
Boite Mail de contact de l’hôtel de ville :
Un message en réception : « M. le Maire, Je tiens à vous signaler la présence de gilets jaunes qui semblent continuer à fêter Halloween, toutes les nuits de samedi à dimanche, sur le rond point du Soldat Inconnu !.... »
Au-delà des revendications, auxquelles j’ai répondu, il semble qu’ils aient pris goût à ces rassemblements qui paraissent devenir festifs. Ils ont créé du lien entre eux. Cette communauté se retrouve sur ce lieu symbolique et y revient toutes les semaines. Des revenants !
Laurent PODRAZA
En voilà une petite histoire bien troussée ! J'adore, et je reconnais avec plaisir ton humour.
Merci de nous faire partager ton talent et ton plaisir d'écriture.
Judith
A l'abri des regards de Frédérique Vargas, pour tenter de ne pas me faire voler mes mots, et en guettant ces revenants habillés de jaune fluo, pour ne pas trembler au moment de te laisser mon commentaire, je te rejoins dans ta démarche litteraire.
Les quais Métayer et leurs faunes diverses, aux motivations disparates, m'ont ramené à la dure réalité des poissons et de leur monde le grand bleu auquel Michou est resté fidèle toute sa vie.
Bref je n'ai aucune des qualités requises pour jouer aux critiques, mais ce que j'ai lu m'a intéressé et, la diversité des thématiques comme le rythme de ton écriture (comme tu les a nommés), beaucoup intéressé. Bref j'ai pris du plaisir à t…